Étirer le temps
« La mort n’est qu’une récession… » Où donc avais- je entendu ou lu cela ? Le cerveau d’un vieillard, surtout d’un vieillard qui a beaucoup lu, est tellement encombré de coins et de recoins bourrés de mots, de phrases, d’histoires, de doutes, de certitudes, qu’il lui est parfois difficile, quand ce n’est pas impossible, de retrouver le point de départ d’une pensée. « La mort n’est qu’une récession… » Etait-ce l’écho d’une voix d’homme que j’avais entendu ? En tout cas, j’avais distingué très nettement tous les mots cette fois… Mais non, j’avais dû rêver. L’infirmière ? Impossible. Aucune infirmière ne pourrait parler comme cela, même une infirmière du service de nuit. Alors ? Shakespeare ? La Bible ? La Rochefoucauld ? Non, certainement pas La Rochefoucauld. Bossuet ? Arnold Bennet ? Hemingway ?
C’était cela ! La récession, le retour en arrière ! Je me retirais du son et de la lumière… et de la vie bien entendu. Une expérience surprenante et intéressante, très différente de celle que j’avais appréhendée ! Je ne quittais pas la vie, c’était plutôt elle qui se retirait de moi de tous côtés.
La privation totale de lumière et de son se fit enfin, mais il me fallut encore quelques instants avant d’accepter le fait scientifique de ma mort. Les vieillards aiment discuter et avancer des arguments embarrassants. Par exemple, je me disais que puisque je pouvais encore penser, c’était que mon cerveau fonctionnait encore, et par conséquent, que le sang continuait à l’irriguer, preuve que mon cœur n’avait pas cessé de battre. Logiquement, je me trouvais dans une espèce de coma et la mort ne surviendrait que plus tard.
Beaucoup plus tard seulement, je sentis que mon corps était vraiment mort, que mon cerveau avait cessé de fonctionner, et que ce qui me restait, ce qui était actif, ne pouvait être que moi, mon âme, ou du moins cette partie inconnue qui ne pouvait pas périr. Oui, c’était cela. Quelque chose qui ne pouvait pas périr, qui ne périrait pas ! Mais ce qui me surprit le plus fut que, tout en continuant à me souvenir et à raisonner, je ne savais plus rien d’autre ! Je me demandai si j’étais à l’intérieur ou à l’extérieur de mon corps. A en juger par mes dernières sensations, j’avais le sentiment, un sentiment très désagréable, que je… mon moi, se trouvait juste au centre de ma tête, peut-être dans l’hypophyse. En ce cas, il me faudrait sans doute plusieurs mois, sinon plusieurs années, avant de pouvoir me libérer…
Si seulement je pouvais dormir ! De toute façon, il ne fallait pas compter sur l’oubli. J’essayai de compter des moutons, lentement, calmement, sans me presser. Je comptais ainsi des millions de moutons, ce qui aurait pu constituer une sorte d’oubli, mais mon âme, ou mon moi, put rapidement penser à d’autres choses tandis que je continuais à compter plus de moutons que Noé ou l’Australie n’en ont jamais rêvé.
Ce qui seul comptait, c’était que j’avais conscience de moi-même, et de moi seul, et que j’étais prisonnier dans la prison la plus parfaite jamais inventée par l’homme ou par Dieu. Comparé à mon sort, celui du petit ludion dans sa bouteille était le sort d’un homme libre. On peut toujours rêver de s’évader d’un donjon, d’une pièce, d’une bouteille, même d’un cercueil, mais personne ne peut s’évader de rien, d’un espace qui n’a pas de dimensions, de l’atome d’un atome, sinon de l’antiespace !
Un intellect (qu’étais-je donc de plus qu’un intellect ?) ne peut pas creuser de tunnels. Par conséquent, ma seule possibilité d’évasion était une évasion intellectuelle. Mais les usages de l’intellect sont infiniment plus restreints qu’on ne le croit généralement. Se souvenir, essayer de résoudre des problèmes, recomposer le passé à sa manière et envisager toutes les virtualités non réalisées, créer… voilà tout ce qu’il pouvait faire, et rien d’autre. Créer, évidemment, était le plus intéressant et le plus ardu de mes passe-temps. J’écrivis ainsi dans ma tête un mauvais roman dont le héros était un impossible prisonnier, incapable de s’échapper de sa prison et tout aussi incapable d’échapper à son passé et à lui-même.
Ce fut alors qu’une nouvelle idée m’attira : la création de la vie ! Pour créer la vie, il me fallait commencer par créer une cellule, et avec mon maigre bagage scientifique, c’était impossible. Mais la solution me vint brusquement à l’esprit au beau milieu de la cérémonie d’inauguration de mon barrage, au moment même où le nouveau Secrétaire général des Nations Unies allait parcourir en voiture l’immense muraille large de huit cents mètres… C’était facile, presque enfantin ! C’est moi qui serais la première cellule !
Pour commencer, je savais seulement qu’une cellule se divisait en deux cellules nouvelles, qui, à leur tour, se divisaient chacune en deux cellules, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’enfin, une montagne de cellules rassemblées devienne juste perceptible (je n’en étais même pas sûr) au microscope. Pourtant, en continuant à utiliser ce système de division par deux, je pourrais peut-être arriver à quelque chose. Mais alors ? Quand bien même j’obtiendrais une montagne de ces espèces de bulles de savon, à quel moment et comment la vie y ferait-elle son entrée ? Il fallait que je commence avec une cellule qui donnerait la vie, mais je n’étais pas certain que les cellules eussent quelque chose à voir avec la vie elle-même. Il n’y avait donc qu’un seul moyen : laisser la bride sur le cou à mon imagination.
Il ne me fut pas facile de me transformer en cellule, car j’étais certain que ce qui existait de moi était bien plus petit qu’une cellule. Mon moi captif fut donc forcé de se concentrer et de faire un effort terrible pour grossir d’un million de fois au moins, afin de devenir une cellule microscopique. Comme j’avais donné carte blanche à mon imagination, j’étais obligé d’accepter ce qu’elle produisait : j’avais commencé avec une cellule à peu près sphérique, mais à ma surprise elle se divisa en deux cellules allongées qui se divisèrent à leur tour. Au bout d’un moment, là cellule allongée, qui était de nouveau moi, se divisa encore, et comme je ne pouvais pas me trouver dans plus d’une seule cellule, juste avant la division, je choisis celle qui promettait d’être la plus grosse des deux.
A ce moment, un changement inattendu bouleversa mes plans. J’attendais une nouvelle division, mais rien n’arriva. Je commençais à grandir et derrière moi un corps poussait, ou peut-être était-ce une queue ? Etais- je ? Pouvais-je ?… Je n’avais conscience d’aucun environnement ni d’aucun milieu spécifique, d’aucun mouvement non plus, mais j’en savais assez pour m’étonner. Quoi que je fusse, je ne pouvais ni entendre, ni voir, ni sentir, mais j’éprouvais une étrange envie de bouger, de m’achever, comme la fin d’un commencement…
Tout arriva en un éclair. Elle était là tout près. C’était ma mère la Terre et j’étais un astronaute qui rentre après un long voyage dans les espaces. Si seulement je pouvais l’atteindre ! Je savais qu’elle était là, devant moi, magnifique et sphérique, tandis que je faisais des efforts pour progresser, des efforts désespérés et fous. Si seulement je pouvais traverser l’épaisseur de l’atmosphère sans être détruit… si seulement je pouvais atterrir !
Ça y était ! J’avais traversé… et j’étais entré ! Je criais, je hurlais, je n’arrêtais pas de rire et… je mangeais ! J’avais tellement faim et j’étais si heureux ! Je savais que celle que j’aimais m’attendait là quelque part dans l’obscurité chaude ! Ayant perdu mon corps, ma queue ou mon costume d’astronaute, j’étais de nouveau redevenu une cellule ou un noyau. J’étais toujours prisonnier, mais le prisonnier le plus heureux qui soit dans un monde inversé. Oui, j’étais bien à l’intérieur du monde et j’avais gagné, et d’une manière encore inexplicable. Et celle que j’aimais m’attendait, oui, elle m’attendait !
Mon moi, mon âme, subit elle aussi une transformation d’importance. Je recommence à me sentir cerveau autant qu’âme, et à l’extérieur de mon cerveau, qui est long et incurvé, absolument différent du cerveau qui m’a quitté il y a si longtemps déjà, je perçois une masse, une masse sans cerveau qui est aussi moi.
Dormir ! Oui, j’ai dormi merveilleusement. Ai-je dormi une minute ou un siècle ? Cela a peu d’importance. C’était un sommeil confortable, le sommeil dans la nuit d’un paradis pourpre et or. Et à mon réveil j’ai reçu un gros choc. Je suis devenu une entité, j’ai une queue !
Quel succès ! Merveilleux ! Croyez-moi si vous voulez, je suis un bébé. Un garçon. J’en ai eu conscience dès que j’ai commencé à donner des coups de pied, sans doute vers le cinquième mois.
Mais quel sommeil extraordinaire j’ai trouvé ! Dans ma vie d’homme, je n’avais jamais dormi aussi bien.
L’instant approche, ce n’est plus sans doute qu’une affaire de minutes. J’ai eu une grande frayeur quand le milieu chaud qui m’entourait s’est écoulé brusquement loin de moi, me laissant enveloppé dans une chair tendue. Je ne vois pas d’autre comparaison que celle-ci : imaginez un homme dans un sous-marin qui coule brusquement. Mon seul espoir est de me frayer un chemin, par tous les moyens, vers la surface.
Il y a déjà un bon moment que je lutte, que je m’évanouis et que je m’endors. Seigneur ! Comme ce tunnel est long… un tunnel qui colle à vous, qui vous tient et vous écrase. Maintenant je sais pourquoi tant de gens ont des cauchemars terribles dans lesquels ils se voient lutter devant des crevasses immenses, au pied de grandes falaises, de murailles, ou encore enfermés dans des tunnels trop étroits pour eux.
Oh ! cette bande d’acier autour de ma tête ! Les forceps, bien sûr ! Hé ! Attention à mon oreille ! Mon oreille ! Quel bruit ! Mais quel bruit ! Et ce froid glacial qui vous saisit… Je suis sorti ! Je ne vois pas encore avec mes yeux, mais mon moi voit très bien la scène. Une clinique de première classe, encore plus luxueuse que celle où je suis mort… Des gants, des médecins masqués, des chirurgiens, des infirmières… quel spectacle ! Mais je n’aime pas beaucoup leur façon de me manier dans tous les sens. Ils paraissent tous s’amuser à me prendre par les talons et à me lancer comme une balle.
Extraits de la nouvelle Récession, George Langelaan
Publié le 8 novembre 2020